Le mouvement du satellite ne faiblit pas
Quel est l’intérêt de chroniquer le nouvel album de Radiohead alors que tout a probablement déjà été dit à son sujet. N’est-ce d’ailleurs pas malheureux ? Un album de la troupe d’Oxford, cela devrait se savourer et se digérer avant d’être objectivé, non ?
La métaphore culinaire n’est pas choisie au hasard. Comme le plat d’un grand chef, un disque de Radiohead est amené à diviser mais il possède assurément un incontestable savoir-faire. Le génie créatif ne peut pas s’exprimer en permanence, et les deux précédents opus du quintet marquaient une infime baisse de qualité, chacun dans un registre différent : In Rainbows voyait peut-être les Britanniques se reposer un petit peu trop sur leurs lauriers en voulant dégainer un condensé de leur univers, tandis que The King of Limbs, malgré des titres phénoménaux, était parfois moins inspiré mais avait le mérite de repousser encore les horizons explorés en se frottant à un post-dubstep qui aura fait fuir bon nombre de fans.
2016. A Moon Shaped Pool, donc. L’album le plus attendu du groupe, au moins en termes de temps. Jamais Radiohead n’était resté muet pendant cinq ans. Certes, plusieurs membres de la formation ont publié des albums en solo, ajoutant de nouvelles pièces formidables à leur discographie – du Inherent Vice de Jonny Greenwood au Tomorrow’s Modern Boxes de Thom Yorke, en passant par le AMOK signé par ce dernier sous l’alias Atoms For Peace et le surprenant Weatherhouse de Phil Selway, sans occulter quelques participations jouissives telles celle de Colin Greenwood sur le Into The Trees de One Little Plane. Bref, du lourd, mais rien qui ne puisse égaler l’attente générée par la sortie d’un disque de Radiohead.
Que vaut ce nouveau cru alors ? A Moon Shaped Pool surprend-il ? Explore-t-il de nouveaux horizons ? Oui et non. En fait, il prolonge l’univers du groupe, tout en conviant plus que jamais les cordes. Les arrangements sont somptueux, et il apparaît d’emblée évident que le leadership s’est rééquilibré depuis The King of Limbs. Là où ce dernier préfigurait le Tomorrow’s Modern Boxes de Thom Yorke, alors dans une période où il adulait les travaux de Burial, A Moon Shaped Pool offre à Jonny Greenwood la possibilité d’apporter son appétence pour la musique classique.
Cela faisait donc quinze ans, et le diptyque Kid A/Amnesiac, que l’importance des deux leaders de Radiohead n’avait plus été aussi équitable. Comme lors de cette période, l’orientation choisie par le disque tend à parfois sacrifier les compétences d’un Phil Selway réduit ici et là au chômage technique ou, du moins, à une influence plus mineure que sur Hail To The Thief ou In Rainbows. Quant à Colin Greenwood, son jeu à la basse fait toujours des miracles, et il parvient à transcender certaines compositions de cet opus, comme il le faisait d’ailleurs déjà il y a quinze ans (The National Anthem ou I Might Be Wrong). Après l’entrée en matière presque pop Burn The Witch et les cordes délicates du magistral Daydreaming, il n’y a qu’à écouter la progression du sommet Decks Dark, à partir de 3 minutes 25, pour se rendre compte de la présence indispensable du bassiste pour transcender et donner encore davantage de corps aux compositions essentiellement alimentées par son petit frère et Thom Yorke.
Difficile de se remettre d’une telle évolution et Desert Island Disk peut laisser un certain goût d’inachevé. Moins produit et peut-être plus lisse, il faut probablement considérer ce titre comme une nécessaire respiration – qui ne parvient néanmoins pas à combler les attentes de ceux qui avaient découvert ce titre suite à une prestation live remarquée de Thom Yorke il y a quelques mois – après que le grand jeu sorti par Radiohead n’ait forcément mis en alerte et en extase l’auditeur. Cet intermède se prolonge avec la première partie d’un Ful Stop que l’on pourrait hâtivement estimer inoffensif. Il s’avère pourtant menaçant et habité jusqu’à son décollage (3 minutes 15), évoquant alors l’ambiance d‘Amnesiac, avant de devenir assurément tourmenté et quasi-labyrinthique dans sa construction, oscillant entre les contrées électroniques du disque sus-mentionné et la relative immédiateté de Hail To The Thief.
En adoucissant le rythme et en s’orientant vers quelque chose de plus contemplatif et moins évident de prime abord, Glass Eyes marque ensuite une forme de césure au sein de ce disque dont la cohérence nous incite finalement à recourir à un descriptif chronologique des titres. Identikit prolonge cette orientation plus nébuleuse et mélancolique, et la basse de Colin Greenwood, véritable facteur X sur ce disque, vient une nouvelle fois lui donner un nouvel élan à partir de 2 minutes 30.
Vient ensuite un autre sommet avec The Numbers. A l’inverse de Desert Island Disk, ce morceau, également découvert sur scène il y a quelques mois, est ici transcendé par des arrangements de cordes d’une grâce infinie rivalisant évoquant et rivalisant avec celles que l’on retrouvait en 2002 sur Sea Change, le chef-d’œuvre de Beck. Après un tel morceau – classique assuré pour les concerts à venir – Radiohead pourrait s’autoriser à finir le disque en roue libre. Ce ne sera pourtant pas le cas.
Si la tension s’atténue légèrement, c’est parce que le quintet le veut bien, et Present Tense constitue l’une de ces ballades chères au groupe, sur lesquelles guitare acoustique et voix en arrière-plan se répondent dans une osmose évidente. Tinker Tailor Soldier propose ensuite, sur un rythme binaire, une jolie panoplie de l’ensemble des compétences démontrées avec brio par Radiohead sur ce disque (piano, arrangements de cordes, voix aérienne, basse incursive) sans que cela ne tourne jamais à la démonstration de force. Le final True Love Waits, composé il y a plus de vingt ans mais jamais sorti sur LP – une version live figurait en revanche sur I Might Be Wrong Live Recordings – s’avère en revanche décevant pour clore ce disque, le seul piano ne rendant pas justice au songwriting dont Thom Yorke avait su faire preuve à l’époque.
Il n’est finalement pas anodin que, sur A Moon Shaped Pool, le seul morceau réellement décevant soit celui qui émerge d’une autre époque. Radiohead n’a plus, comme c’était le cas avec Ok Computer ou Kid A, vingt ans d’avance sur son époque. Mais n’est-il pas plus difficile de capter l’essence même de son temps ? A Moon Shaped Pool est en ce sens un disque contemporain aussi personnel qu’éclairant sur l’ironie et la métamorphose sécuritaire et dématérialisée d’un monde de moins en moins palpable. Radiohead est un dinosaure dont l’œuvre est à prendre de manière globale, telle celle d’un réalisateur averti. En ce sens, non contents de jongler avec des constructions variées – ce disque est donc celui des arrangements de cordes, on l’a dit – certaines thématiques comme celle de la névrose, la quête de sens ou la déshumanisation apparaissent de nouveau dans leur propos. Pas besoin de multiplier, comme sur Hail To The Thief, les clins d’œil au 1984 de George Orwell, son spectre plane toujours au-dessus de l’univers d’un quintet en grande forme.
Un article qui excite encore un peu plus ma curiosité (oui car dans mon monde, cet album n'est sorti que depuis 2 jours, je ne l'ai pas encore acheté et y vais d'ici quelques heures...)
RépondreSupprimertu es le premier à mettre en avant la basse, ca me fait bien plaisir si c'est le cas car Greenwood est un formidable bassiste, qui avait été un peu sous exploité ces derniers temps, surtout sur King of Limbs. du coup ca me gene moins que Selway soit plus en retrait, car au contraire il avait la part belle sur cet album...
bref, j'ai hate d'écouter, on verra. ce qui est sur, c'est que ca ne changera pas la donne pour moi de cette année 2016, où j'ai principalement écouté soit des disques décevants, soit des disques d'artistes confirmés très bons mais dans la même veine que les précédents...
En effet, la basse de Colin est peut-être l'élément le plus sous-estimé du succès de Radiohead (et comme je le disais, il n'y a qu'à écouter sa participation auprès de One Little Plane sur le dernier album de celle-ci pour saisir à quel point il porte une part réelle de la "patte" de Radiohead).
SupprimerPlusieurs morceaux de cet album démarrent parfaitement mais sont sublimés dans leur progression par la basse de Colin. J'espère que tu y trouveras ton compte.
Pour Selway, j'ai entendu des rumeurs évoquant des problèmes de santé qui expliqueraient - outre tout choix artistique - le léger retrait de la batterie sur ce disque.
je ne dirai pas que Colin Greenwood a été sous estimé dans l'histoire de Radiohead. Il était très souvent cité (à juste titre) pour OK Computer par exemple. Mais sur les derniers disques, ca participation a été quand meme sacrément réduite, jusqu'à quasiment disparaitre sur the King of Limbs (d'ailleurs c'est presque un album solo de Thom Yorke celui ci). Donc c'est normal qu'il ait été un peu oublié médiatiquement...
SupprimerLe CD est désormais dispo (pas cher en plus, je l'ai vu à 12€ chez le disquaire hier) =)
RépondreSupprimerCurieux de savoir ce que tu en auras pensé.
T'as oublié Junun de l'an dernier, disque "solo" d'un membre de Radiohead qui m'a le plus marqué, avec AMOK et le 1er Yorke. Et la BO de Let There Be Blood, si tu l'as raté il est magnifique !
RépondreSupprimerSinon pour l'album je suis de ton avis, grandiose avec des petits coups de mou qui se vivent comme des respirations tant le tout est dense.
Je rediscuterais bien de nos avis respectifs sur les autres albums du groupe un de ces jours, je considère In Rainbows comme une réussite aussi majeure que OK Computer, Kid A / Amnesiac ou ce dernier, alors que j'ai du mal avec les débuts, et que je trouve Hail To The Thief raté et King Of Limbs intéressant mais avec trop de moments sans saveur et en pilotage automatique (comme en général mais avec de belles exceptions ce que fait Yorke tout seul).
J'ai besoin d'un peu de recul sur le disque encore, et je vais attendre qu'Etienne se fasse un avis avec Spotify ou le CD et puis on reparlera de l'album sur le blog je pense !
A+